Aïkido et martialité.

Une des caractéristiques de notre discipline Aïkido c’est l’extrême variété de ses styles et expressions. Cela va de modalités très dynamiques voire brutales, à des formes d’aïkido sans contact en passant par toutes les nuances possibles y compris les plus intellectuelles et les plus douces. Mais même chez les tenants d’une pratique très douce et orientée vers la communication et le développement personnel, l’Aïkido a toujours été classé comme art martial.

Évoquer son aspect martial, surtout en comparaison avec d’autres disciplines pieds et poings par exemple, est un thème récurrent. C’est aussi une préoccupation même pour ceux qui ne viennent pas particulièrement pour l’aspect « martial » au sens « auto-défense » de l’Aïkido.

Historiquement c’est pourtant cet aspect-là qui a été mis en avant par les experts. Le précurseur dans ce domaine a été Tadashi ABE Senseï. Les anecdotes le concernant sont légions et il suffit pour s’en convaincre de lire les ouvrages dont il est le co-auteur avec Jean Zin, grand professeur de Judo, de Karate et d’Aïkido à Marseille. On y trouve des défenses contre couteau, contre coup de pied, etc. Y figurent aussi divers atémis et frappes telles que la « Défense de la mule sabrée », etc. (1)

Dans les démonstrations publiques effectuées par Noro Sensei et Nakazono Sensei au tout début des années 60, l’accent était également mis sur les capacités de la discipline à résoudre un conflit physique, type combat de rue. Noro Senseï allait jusqu’à lancer des défis publics en fin de démonstration sur le mode : « Si vous voulez vous pouvez essayer ici avec moi… ». Et il trouvait bien sûr, parfois, des amateurs… La victoire ne lui a jamais fait défaut, mais la façon de l’obtenir n’a pas toujours été très orthodoxe, au sens Aïkido, d’après les témoins de cette époque. C’est je pense ce qui lui a fait arrêter les défis en fin de démonstrations.

Dès 1963, année de mes débuts en Aïkido, ce genre d’ « invitation» n’avait plus donc cours. Mais l’aspect « recherche d’efficacité rapide » dans un corps-à-corps était toujours encore d’actualité. Il me revient qu’un des premiers conseils donné par Nakazono Sensei pour résoudre rapidement un tel conflit dans un sens positif était d’attaquer les yeux. Et il proposait diverses techniques très adaptées pour cela.

À partir de l’époque des stages d’Annecy (stage qui durait 4 semaines en été), donc dès 1965 le discours et la méthode se sont modifiés. C’était en fait un changement dans le concept ou dans la définition de la martialité elle-même.

La martialité se définissait à présent au travers du maniement des armes. Le travail au Tanto (couteau en bois) se poursuivait bien sûr. Mais à partir de cette époque l’utilisation régulière du Bokken et du Jo s’est imposée. C’est par le développement du travail au Bokken (sabre japonais en chêne vert, même longueur, même forme qu’un Katana type Tachi), et le Jo (bâton japonais également en chêne vert de longueur 1,28 cm) que s’affirmait à présent l’aspect martial de l’Aïkido, sous l’angle d’une grande dangerosité.

À ce travail aux armes, Bokken et Jo, s’ajoutait la pratique du Iaïdo. Durant ces grands stages d’été à Annecy et jusque dans les années 72, 73 c’était un ancien élève de Nishio sensei qui animait les cours de Iaïdo : Ichimura Senseï, longtemps délégué officiel du Hombu dojo pour la Suède. Et, à cette époque les Iaïtos (sabres en alliage, non affutables) n’existaient pas. Le Iaïdo se pratiquait avec de véritables Katanas qu’il était alors assez facile de se procurer en particulier en Allemagne où stationnaient de nombreuses troupes américaines. Les militaires américains dont certains revenaient du Japon, étaient en possession de sabres japonais. Il était facile d’en trouver dans de nombreux clubs d’arts martiaux allemands. Et travailler avec un vrai sabre japonais, tranchant comme un rasoir, c’était pour beaucoup le summum de la martialité.

Mais en dehors du travail aux armes, la pratique à mains nues sous la direction des experts d’alors restait toujours très « martiale » au sens d’un engagement physique important et d’une exigence importante dans la qualité des attaques. C’était bien sûr le cas avec Nakazono Senseï et Tamura Senseï. Ce mode de travail a été porté à un niveau encore plus intense avec l’arrivée en France de Chiba Sensei (1972). Avec lui plus aucun doute ne pouvait subsister ni pour les pratiquants, ni pour les spectateurs, sur le caractère martial de l’Aïkido.

Chaque stage avait son lot de blessés. Soit un coude démis –l’Uké était trop lent à suivre - soit une ou 2 côtes cassées. Ici l’Uké avait fait mine de sortir de l’immobilisation d’Ikkyo ; la sanction a été immédiate : coup de genoux dans les côtes. En fait l’Uké maitrisait mal l’anglais et n’avait pas compris que si Chiba Senseï avait relâché son bras, c’était pour expliquer un détail, mais le mouvement n’était pas terminé. D’où la sanction, pour un quiproquo !

L’incident le plus spectaculaire, quoique sans conséquence grave, a eu lieu au stage de La Colle sur Loup que Tamura Sensei avait partagé cette année-là avec Chiba Senseï. Il animait le cours du matin de 7h à 9h et avait décidé de nous faire faire des Soburi (frappes répétitives au Bokken). Chaque stagiaire présent dans le dojo devait compter à voix haute et forte à tour de rôle pour scander le rythme des frappes. Alors que c’était au tour de l’un de mes voisins, celui-ci, au lieu de suivre la consigne et de crier avec force et enthousiasme, a soudain baissé le rythme du comptage et l’égrenait avec un ton monocorde et fatigué. Le Senseï s’est immédiatement placé devant lui en lui demandant de monter le rythme et de crier plus fort, sans résultat. Puis pour en quelque sorte le réveiller il lui a alors assèné un léger, vraiment très léger coup de Bokken à la tête. Hélas le Bokken toucha le haut du front, dégarni et très vascularisé. Un flot de sang s’est alors mis à couler, qui a teinté en quelques minutes le Keikogi du malheureux pratiquant en rouge. Je m’abstiendrai de rapporter ici les commentaires des spectateurs et simples vacanciers. Chiba Senseï lui-même était gêné des conséquences spectaculaires qu’il n’avait pas prévues. Pour tous les présents, pas de doute sur la martialité de cette séance mémorable.

Chiba Sensei est aussi et surtout réputé pour son travail aux armes, Ken et Jo. C’est lui qui a formé durant sa première période de présence en Europe (66 – 77) bon nombre de hauts gradés dans ce domaine. Et lui aussi a très tôt ajouté 2 activités annexes à l’Aïkido lors de ses stages : la pratique du Iaïdo et des séances de méditation en Zazen.

En 1977 Chiba Senseï quitte Londres et retourne pour 4 ans au Japon. En 1981 et à la demande de Yamada Senseï il s’installe définitivement à San Diego en Californie. Il a alors fort heureusement recommencé à animer de nombreux stage aux USA mais aussi au Royaume Uni, en Espagne et en France.

C’est à partir de 1989 et jusqu’en 2000, que de nombreux pratiquants français pouvaient découvrir Nishio Senseï en France à l’invitation de la FFAAA, et cela à mon initiative lors de cycles de stages de 2 à 3 semaines.

Nishio Senseï avait beaucoup de points communs avec Chiba Senseï. Tous deux avaient basé leur Aïkido à mains nues sur un travail intensif au Bokken et au Jo. Tous deux ont préconisé la pratique régulière du Iaïdo, si possible avec un vrai sabre tranchant. Mais de nombreux points les distinguaient aussi : très peu de blessés durant les Keïko avec Nishio Sensei et jamais de son fait.

L’un, Chiba Senseï, était l’énergie personnifiée avec une dangerosité extrême à chaque instant pour ses partenaires. Nishio Senseï, lui, était le parangon de la vitesse d’exécution, que ce soit au Jo au Ken ou au Shinken (sabre tranchant). Cette vitesse communiquait un sentiment de danger tout aussi prégnant.

Une autre nuance entre ces deux géants, était le travail au Jo. Celui de Nishio Sensei était issu des écoles de Jo-Do : donc toujours sous forme de Jo taï Ken (bâton contre sabre). Jamais Nishio Senseï n’a montré un travail de Jo Taï Jo.

Pour Chiba Senseï c’était essentiellement le travail en Jo taï Jo qui primait. Mais il nous a fait travailler cependant, à de nombreuses reprises, des formes très élaborés de Jo taï Ken, en particulier avec des chassés du sabre par enroulement : Maki Otoshi. Le Jo frappait systématiquement les mains en fin de parcourt. Celles-ci étaient protégées par des gants de kendo. Mais le pouce se retrouvait tout de même bleuâtre en fin de séance.

Pour ce qui est Nishio Senseï, son CV est éloquent : 8° dan d’Aïkido. Il était déjà instructeur à l’Aïkikaï Hombu dojo de Tokyo du vivant du fondateur. Mais il était aussi 8° Dan en Iaïdo, 7° Dan en Karate et 5° Dan en Judo.

Pour lui, la martialité, c’était sans nul doute les armes, mais aussi les frappes, les atémis durant le mouvement. Ce travail reflétait sa connaissance du Karate avec une grande variété dans le choix des atémis. Et dans cette pratique très engagée, il partageait un point commun avec Nakazono Senseï qui était un de ses amis, les frappes visaient presque toujours des points vitaux.

Mais surtout, l’atémi en entrée de mouvement était systématiquement appliqué en simultanéité avec l’attaque, contrairement aux pratiques habituelles dans le monde de l’Aïkido où cette frappe arrive après.

 

Avec Nishio Senseï, les atémis étaient nombreux, de 4 à 5 par mouvement. Sur Nikyo Ura par exemple, outre celui très classique d’Ura Ken (frappe avec le dessus du poing) vers le visage, il ajoutait un Yokogeri bas vers le genou d’Uké juste avant l’attaque du poignet, caractéristique du Nikyo Ura. Les atémis en entrée étaient presque toujours effectués, en direction de la gorge d’Uké, avec le bout des doigts en extension, paume vers le haut, la main s’appuyant sur la poitrine d’Uke en passant sous le bras lors d’attaque en Shomen Uchi ou en Jodan Tsuki. C’est une forme très naturelle dans l’exécution d’Irimi Nage contre Shomen Uchi ou Jodan Tsuki. Mais il utilisait également ce même mode opératoire sur Ude Kime Nage juste avant l’attaque du coude d’Uké. Avec toujours la gorge comme cible.

Il a, durant ses cours, maintes et maintes fois répété que dans tout mouvement d’Aïkido on a naturellement la possibilité de « conclure l’échange » 4 à 5 fois, mais que l’esprit de la discipline s’y oppose formellement si ce n’est pas vraiment nécessaire. Cf. à ce sujet mon article sur l’Esprit de l’aïkido soit dans le N° spécial de Dragon ou sur le site www.aikido-paul-muller.com.

Dans cette même ligne un peu paradoxale, il fustigeait souvent les guerriers japonais d’autrefois, qui pour certains, n’étaient que des tueurs impénitents.

Cela paraissait de prime abord contradictoire avec l’efficacité de son travail, son insistance à utiliser le bokken et le Jo dans 4 modes différents, et enfin ses continuelles démonstrations de possibilités d’atémis dans le travail à mains nues. Il n’hésitait pas à parler de l‘indispensable compassion qui doit s’imposer dans la pratique de l’Aïkido et cela juste après nous avoir enseigné les 5 formes de frappes avec le coude (Hiji Ate). Simple paradoxe ?

Il semble que non. La martialité est indispensable dans notre discipline pour le sérieux de la pratique, pour la concentration, pour donner du sens à ce qui ne serait sinon qu’une « danse » parmi d’autres.

C’est le danger apporté par l’usage des armes, Bokken, Jo, qui va stimuler la concentration, la vigilance, la nécessité du geste et du déplacement rapides et parfaits. C’est aussi sous cette pression du danger des atémis que l’Uké perfectionne ses attaques et que Tori apprend les notions de placements, d’Irimi, de déplacements, de contrôle, etc.

La martialité apparaît ainsi comme un moyen, un outil très puissant. Elle n’est en aucun cas une fin. Pratiquer 3, 4 ou 5 fois par semaine, durant des années, suivre des stages fatiguants et coûteux, parfois dans d’autres pays, tout cela pour apprendre à se battre ? Non, bien sûr ; la martialité ne peut pas constituer un objectif principal. « Il n’y a plus d’homme fort depuis qu’il y a des armes à feu. » Et cela peut s’appliquer déjà à la simple possession d’un bokken, une simple arme en bois.

Pour autant la pratique doit être la plus sérieuse et même dangereuse possible, en fonction des moyens des pratiquants bien sûr et adaptée à ceux-ci. Seule cette façon de pratiquer est porteuse des valeurs de l’Aïkido : relâchement dans l’action, adaptabilité, disponibilité, détachement et donc liberté dans ses gestes et au niveau du mental.

Au-delà de la nécessité de considérer la martialité comme un moyen, il faut aussi remarquer que si l’objectif principal ce long chemin sans fin que constitue la pratique de l’Aïkido était de maitriser l’autre, pire de le mettre hors d’état de nuire, on se tromperait sûrement d’ennemi. L’adversaire principal, celui qui nous empêche de nous réaliser ou de nous épanouir, n’est pas à l’extérieur, mais très généralement en nous. (2) (3)

Et c’est pour réduire un peu l’égo, ou le « moi » trop présent, qui empêchent la véritable mise en œuvre des principes de détachement, d’ouverture à l’autre, d’adaptation à une situation nouvelle et inattendue, qu’une discipline réellement martiale est de rigueur.

C’est cette discipline, qu’on s’impose à soi-même en termes de sérieux et d’intensité dans la pratique, d’acceptation de l’effort et du danger de certaines conditions de pratique dans les dojos, mais aussi du contrôle de son alimentation, y compris le jeûne parfois, la méditation bien sûr, qui constitue et justifie la martialité. Bref c’est dans l’exercice de ce type de discipline quasi militaire ou monastique, que se situe le vrai combat.

C’est là, dans le petit « soi » en nous, qu’est vraiment l’ennemi qu’il faut pacifier.

Paul Muller 7° Dan Aïkikaï - Shihan - Président CTF FFAAA.

Bibliographie :
(1)    L’Aïkido par Tadashi ABE et Jean ZIN Vol. 1 La victoire par la paix , Vol. 2 L’arme et l’esprit du Samuraï. 1er édition 1958, réédition en 1974.
(2)    Editions Chiron. « Hindouisme et Bouddhisme » de « Ananda K. Coomaraswamy , chez Folio Essais.
(3)    « Eloge de l’insécurité » d’Alan W. Watts Petite Bibliothèque Payot.