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Une particularité dans le monde des arts martiaux
Au sein des Arts Martiaux, notre discipline, l’Aïkido, est souvent distinguée par deux particularités : l’absence de compétition et l’usage important d’armes, Ken et Jo, en alternance avec le travail à mains nues.
Mais les mouvements de projection avec leurs chutes ou roulades (Ukémis) si particulières sont aussi une caractéristique distinctive essentielle.
Dans aucune autre discipline, les projections conduisent à des chutes aussi facilement enchaînées, acceptées et donc esthétiques, jusqu’à faire croire à une complicité permanente de l’attaquant.
Il n’en est rien normalement. Les chutes avant ou arrière qui se succèdent pour l’attaquant après chaque technique, sont une nécessité vitale pour éviter une blessure articulaire, ligamentaire ou musculaire. Suite à un mouvement de projection, l’Ukémi avant ou arrière est un moyen sûr et indispensable pour conclure sans dommage.
Cette synchronisation parfaite de l’Ukémi avec la technique confère à l’ensemble son caractère harmonieux et spectaculaire.
À tel point qu’elle donne souvent au spectateur cette impression de coopération active entre Uké et Tori, qui s’apparente à une chorégraphie bien réglée.
Mais pour en arriver là il aura fallu passer de longues heures à travailler les Ukémis.
Les Ukémis, chutes ou roulades avant ou arrière, chute claquées et bien d’autres types de réception au sol plus sophistiquées pour les plus gradés, sont le passage obligé pour tout pratiquant d’Aïkido.
Seule leur maîtrise permet la pratique des projections en Aïkido.
Les techniques de projection : Nage Wasa
La nomenclature officielle des techniques d’Aïkido classifie celles-ci en 3 types : les projections (Nage), les immobilisations (Osae) et les projections -immobilisations (Nage-Osae).
Dans cette dernière catégorie on ne trouve généralement que Kote-Gaeshi.
Les immobilisations comportent tous les Kyo : Ikkyo, Nikyo, etc, mais aussi des clés comme Hiji-Kime-Osae, Ude-Garami, et d’autres techniques de contrôle.
Les techniques de projection sont les plus nombreuses. Cette assertion est à nuancer car toute technique Osae peut-être transformée (ou enchaînée) en Nage et inversement de nombreuses projections peuvent être terminées en contrôle au sol donc en Osae.
De plus ces nombreuses projections peuvent être très différentes en nature et en dangerosité.
A côté des deux projections fondamentales que sont Shiho Nage et Irimi Nage, on trouve les deux projections toutes aussi importantes que sont Kaïten Nage et Tenshi Nage.
On peut rappeler que les 3 techniques : Ikkyo, Shiho Nage et Irimi Nage, forment les 3 Kihon de base. Ils sont aussi appelé « Kihon générateurs » car on peut en déduire tous les autres mouvements par modulation d’amplitude. Toutes les autres techniques apparaissent ainsi comme de simples variations (Henka Wasa) de ces trois Kihon : Ikkyo, Shiho Nage et Irimi Nage.
Nakazono Sensei nous a souvent répété qu’O Sensei associait ces techniques aux symboles, triangle, cercle et carré. Irimi nage est associé au triangle, Ikkyo au cercle, et Shiho Nage au carré. Et bien sûr, comme dans beaucoup de traditions, le carré est associé à la terre, le cercle au ciel, et le triangle à l’Homme.
Il existe un film d’O Sensei debout face à un tableau noir comportant les dessins de ces 3 figures (triangle, cercle, carré). Et il les commente longuement en pointant avec une baguette comme un professeur de maths !
Nage Wasa : le pire et le meilleur
Parmi les Nage les plus dangereux et donc particulièrement accidentogènes, on peut citer Udé Kimé Nage mais aussi Kaïten nage. Leur point commun : tous deux débouchent sur un Mae Ukémi (Chute avant).
Kaïten nage entraîne souvent des chutes sur l’acromion ou pire sur le coccyx. Quant à Udé Kimé Nage, c’est un mouvement qui a donné lieu à de nombreux coudes blessés et l’Ukémi qui permet à Uké de s’en libérer n’est pas moins dangereux.
Un autre groupe de projections dangereuses est constitué par les Koshi Nage. Et parmi ceux-ci la technique très particulière que constitue Aïki-Otoshi est aussi critique pour Uké (Chute arrière claquée) que pour Tori. Celui-ci risque une entorse du genou si son placement est incorrect.
Il faut enfin parler des Kokyu Nage qui semblent a priori plus accessible que les Koshi, mais tout dépend de leur réalisation.
Les Sutémis ne sont employés dans notre discipline qu’en mouvements de contre (Kaishi Wasa) et ceux-ci ne sont eux-mêmes enseignés aux hauts gradés que pour mettre en lumière des défauts de réalisation dans les mouvements. On peut donc les passer sous silence.
Mais quel que soit leur niveau de dangerosité, les projections ont l’énorme avantage de constituer le cœur de la discipline avec ce malaxage permanent du corps, autant dans l’exécution durant l’activité comme Tori que dans les roulades comme Uké.
Et ces mouvements de roulades assurent un massage complet de la colonne vertébrale ainsi qu’une circulation de la lymphe réputée booster les défenses naturelles de l’organisme d’après les experts en la matière. Quoiqu’il en soit, une pratique régulière de 3 à 4 fois par semaine avec son lot de projections à chaque Keiko procure cette sensation de bien-être physique et mental, de disponibilité de son corps que connaissent bien de nombreux pratiquants.
Une sélection par le danger
Cependant, c’est aussi très souvent le travail des projections qui opère l’adhésion à la discipline ou son rejet, non seulement en démarrage de pratique mais aussi après de nombreuses années dans les dojos.
L’apprentissage des Ukémis peut s’avérer trop pénible, voire impossible pour un débutant avec une surcharge pondérale trop prononcée, ou des raideurs exagérées, ou un ancien traumatisme, suite à un accident, encore trop présent physiquement ou psychiquement.
Les techniques de projections lui sont alors interdites et cela entraine presque à coup sûr l’abandon de la discipline.
Et cette sélection se poursuit durant toute la carrière de l’Aïkidoka. Comme déjà évoqué, un des accidents les plus fréquents est l’entorse acromio-claviculaire qui blesse l’articulation de l’épaule suite à une projection imposant un Mae Ukémi.
Chaque enseignant un peu expérimenté a eu l’occasion de rencontrer de telles blessures. Et elles ont immanquablement toujours la même conséquence pour celui qui en a été la victime : le refus de subir ces projections donc de chuter durant des mois voire des années.
Il faut beaucoup de temps pour évacuer l’appréhension qui s’est alors installée.
Mais même pour ceux qui n’ont jamais connu de tels ennuis, les années venant, les projections finissent tout de même par être un souci. Elles supposent un dynamisme et une disponibilité lors du travail en tant qu’Uké qui s’estompent avec l’âge.
Chiba Sensei avait parlé de ce problème dès les années 90. L’impossibilité de subir des projections ou simplement la difficulté de réaliser celles-ci avec le vieillissement va empêcher le travail des Nage. La solution était très naturelle pour lui : quand vient l’âge – et cela peut être très différent selon les personnes- il faut privilégier le travail des armes, Jo et Ken.
Nage / Osae : un outil pédagogique
Le choix possible pour un enseignant, à chaque instant du déroulement de sa séance, entre Nage Wasa et Osae Wasa est un formidable moyen de modulation de l’intensité du cours.
Celle-ci se mesure ou se constate très simplement par le niveau d’essoufflement ou avec plus de précision en mesurant le rythme cardiaque d’un ou plusieurs pratiquants
Augmenter le rythme d’un cours, c’est allonger la séquence des projections. Ralentir le rythme, c’est revenir aux immobilisations avec en plus des consignes pour marquer ce temps d’arrêt final typique des Osae. Le choix judicieux entre projections et immobilisations et les durées de chaque séquence sont la clé d’un cours harmonieux qui laisse en sortie du dojo les pratiquants avec une fatigue saine sans les avoir totalement épuisés.
Un bon exemple est offert par le Doshu Moriteru Ueshiba dans la structuration de la plupart de ses cours du matin au Hombu dojo (de 6h 30 à 7h 30). Après 7 min d’Aïki Taïso, le premier mouvement proposé est presque immanquablement Irimi Nage, donc l’un de ceux impliquant une dépense d’énergie la plus élevée et cela aussi bien en tant que Tori qu’Uké.
Puis viennent en général des projections plus « calme » ou moins dépensière énergiquement, puis des techniques d’immobilisation avant le travail libre final durant les 15 dernières minutes où le rythme et la dépense énergétique remontent en flèche. Puis vient enfin le retour au calme avec Kokyu Ho.
En termes de rythme de cours, c’est un exemple très caractéristique. Il créé un rythme très soutenu en début de la partie principale, une phase plus calme s’installe en ensuite en milieu de séance, puis à nouveau un travail plus intensif, le travail libre, avant le retour au calme. C’est un rythme idéal pour un cours aussi matinal et c’est pour cela, en plus de la présence du Doshu bien sûr, qu’il est aussi apprécié. Plus de 100 à 120 personnes se pressent chaque matin à ces Keiko, que le Doshu partage à présent avec son fils.
Les projections : l’âme de l’Aïkido
Les techniques de projections représentent donc bien l’âme de notre discipline. Ils matérialisent le mieux la devise : « pas de gagnant, pas de perdant ». Une attaque se produit, un mouvement s’enclenche, mais l’attaquant se dégage par une chute parfaitement synchronisée avec la technique. C’est le symbole visible de la « victoire par la paix. Car s’il a fallu à l’attaquant des années de pratique pour réaliser l’Ukémi en parfaite coordination avec la technique, il a fallu que Tori réalise la projection de façon à permettre cette sortie élégante et salvatrice à Uké.
Sous cette forme, les projections représentent de façon parfaite l’exercice permanent de la mansuétude Bouddhique qui imprègne l’esprit de l’Aïkido.
Pas de blessure suite à l’agression, pas de trace physique d’une domination ou d’une défaite, pas de trace psychique non plus car pas de perte de face ou de frustration. Enfin sur un niveau différent, pas de trace » karmique ».
Les techniques de projection d’Aïkido sont ainsi, par nature, l’expression même de l’art martial idéal selon O Sensei.
Article paru en mai 2021 dans la revue Dragon Magazine
Paul Muller
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