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Le terme japonais Zanshin, littéralement le « cœur qui reste » ou « l’esprit qui se perpétue », ou encore « l’esprit qui demeure », est très présent dans les arts martiaux japonais en particulier en Kyudo (art du tir à l’arc japonais), en Kendo, dans le travail du sabre mais aussi en Aïkido.
En Aïkido, l’état de Zanshin souligne la présence, la vigilance, qui se perpétue après l’action, à la suite du mouvement qui vient de s’effectuer.
Chiba Senseï l’a défini ainsi :
« Zanshin peut être traduit en français comme l’observation de l'adversaire ou de la situation après avoir exécuté une technique.
La technique physique se termine quand on a exécuté la technique et que le contact avec Uké vient de se rompre ; mais l'action, continue encore en conscience, conscience dans laquelle le Maai correct peut être calculé pour la technique suivante si nécessaire.
Cependant, la signification de Zanshin n'est pas limitée à ce point de vue pratique. Dans un sens plus profond, Zanshin dénote la continuité et le flux du KI (énergie en conscience), la liaison entre une action et une autre, entre le Ying et le Yang, entre la vie et la mort. »
En Kyudo, Zanshin est la phase juste après le lâché de la flèche. C’est la huitième phase dans le tir à l’arc japonais classique. Mais cette phase est aussi très souvent respectée par les tireurs à l’arc occidental, même en compétition. Le tireur perpétue la position physique mise en place pour le tir, quelques instants après le départ de la flèche, cela en termes d’extension verticale et horizontale.
Cette forme de persistance de l’action est autant physique que mentale. Cette phase suppose une continuation de la vigilance, et est aussi appelée en Kyudo « la continuation du tir », alors que la flèche a peut-être déjà frappé la cible.
Ce n’est qu’ainsi, avec la phase de Zanshin, que le tir peut atteindre un maximum de puissance, avec un lâcher qui ne perturbe pas la trajectoire. L’arc n’est relâché ou abaissé qu’après cette phase.
En Aïkido ou en Aïki-Ken, Zanshin est souvent associé à Isshin.
Isshin est l’état d’esprit souhaité en début d’action, à l’amorce du mouvement, au moment où s’engage une technique. C’est donc en quelque sorte le pendant de Zanshin.
Isshin, ou « un cœur », est très proche du concept de Kime en Karate. « Un cœur » ou encore une seule et totale concentration dans l’action.
Kime de Kimeru (porter à l’extrême) est la focalisation complète de l’esprit et du corps dans une action. En Karate, c’est se lancer complètement, corps et âme, dans l’action de frapper pour une attaque ou une contre-attaque.
Logiquement, en Aïkido, le Kime devrait être l’esprit qui anime Uké lors d’une frappe. On en est souvent très loin hélas. Non seulement il n’y a pas de Kime dans de nombreuses attaques en Aïkido, donc absence aussi de Isshin, mais la technique de frappe elle-même est souvent terriblement défectueuse.
C’est fréquemment illustré lors des passages de grades où l’on voit s’exécuter des frappes sans aucune valeur technique avec de plus une attitude mentale presque inverse de celle prévue : Uké fait ce qu’il peut pour aider son partenaire à exécuter correctement son esquive, puis sa technique !
Quant à Tori, qui doit exécuter la technique dans un esprit Isshin, que faire sur une attaque non sincère et de plus techniquement déficiente ?
Si on se replace dans un cas idéal où l’attaque est correcte, et exécutée avec Kime, alors la notion de Isshin prend aussi tout son sens pour Tori.
Isshin se concrétise pour Tori par un engagement complet, physique et mental, dans la technique qui se développe suite à l’attaque d’Uké.
Dans cette succession que constitue l’attaque par Uké, l’esquive de Tori, puis l’amorce et le déroulement d’une technique donnée et enfin la séparation suite à l’Ukémi ou contrôle (Osae), il est classique de voir définir la suite des états mentaux prévue par : Isshin, Mushin, Zanshin.
On peut rappeler que Mushin , littéralement « sans esprit, sans pensées » est à interpréter comme « L’esprit sans fixation » , sans être pris par le « vouloir imposer quelques chose » , le « vouloir exécuter une technique » plutôt qu’une autre, donc un esprit libre et non fixé sur un but particulier.
Cependant, cet ordre, « Ishin , Mushin , Zanshin », suggère qu’après avoir démarré une technique suite à l’attaque dont il est l’objet, et cela dans l’esprit Isshin, donc avec tout son cœur et toute sa concentration, Tori repasserait à un état de Mushin ou de vide, donc de liberté complète dans la continuation de l’action, avec en conséquence éventuelle un changement possible de technique.
Mais être prêt à changer de technique alors qu’on a démarré celle-ci signifie qu’on a manqué son action. Comment alors concilier le fait de prévoir un éventuel abandon d’une première technique amorcée, parce qu’elle se révèle vouée à l’échec, donc un état de doute, avec un esprit d’engagement complet tel que supposé par Isshin ?
Prévoir un changement en cours d’action, c’est déjà être dans le doute ; le cœur n’est plus UN (Isshin) mais se partage en deux, ou plus peut-être. C’est donc un esprit contraire de celui que suppose « Isshin ». L’action est fluctuante et on travaille en réaction ; tout devient très flou et aléatoire. Le Zanshin lui-même disparaît ou devient inutile.
Il me semble que la bonne succession de ces états est : Mushin, Isshin et Zanshin.
Juste avant l’action doit régner l’état de Mushin. Il est toujours supposé associé à une relative décontraction au niveau physique. Il concrétise le fait que Tori ne prend aucune option, ne présuppose rien. Il n’a pas de plan particulier, il est simplement très présent et vigilant. C’est l’état de Mushin.
Puis l’attaque, quelle qu’elle soit, provoque une situation dans laquelle, suite à l’esquive, une technique s’impose d’elle-même, sans qu’elle ait été calculée ou voulue par Tori.
A l’amorce de l’action, Tori focalise toute sa pensée, sa concentration et ses ressources physique dans l’exécution. C’est l’état Isshin.
Et à la rupture de contact, Tori suit en pensée et conscience, ici et maintenant, la chute ou le relever de Uké. Et cela tout en étant totalement présent à son environnement, au cas où une autre action incidente provenant d’un autre opposant ou Uké apparaîtrait. C’est l’état de Zanshin.
Se demander comment développer ces états c’est se poser la question de comment suivre très sérieusement une Voie, un Do, tel que l’Aïkido. La réponse est connue : il faut d’abord trouver l’enseignant, le Senseï. Puis il faut créer les conditions d’une pratique régulière et intensive.
C’est possible même si l’on a une vie sociale et professionnelle classique en même temps. Mais cela suppose tout de même de nombreux aménagements et sacrifices. Pour que la pratique deviennent intensive et donc prégnante, il faut au moins qu’elle soit quotidienne. Elle va aussi imposer une certaine hygiène de vie : nourriture, méditation, retour à la nature. C’était le message de Nakazono senseï dès les années 60. Il ne s’est pas démodé.
Trouver l’état de Zanshin, ou de Mushin ou de Isshin, c’est ne pas le chercher mais pratiquer très intensément, très régulièrement, pour que ce type de concentration et d’effacement de l’ego se développe naturellement. C’est donc aussi suivre tant que faire se peut des stages intensifs d’une ou deux voire trois semaines avec 4 ou 5 heures de pratique par jour. Un peu comme les Seshin en Zazen.
Et cela toujours avec un Senseï suffisamment éclairé et expérimenté pour guider et proposer des formes de travail adéquates. Ces formes vont s’articuler entre-autres sur une alternance de travail intensif type Misogi, donc un travail répétitif et continu en silence de 30 à 60 minutes avec une prise de conscience aigüe et constante du Hara et de l’instant présent, avec des pratiques beaucoup plus lentes où la respiration est contrôlée en fonction du mouvement. C’est ce type de pratiques qui permet aux états de Mushin, d’Isshin et de Zanshin de s’installer.
Il faut de plus que la pratique soit sans volonté de résultat (expression de l’ego), donc dans un esprit Mutoku, sans recherche de bénéfice ou d’objectifs particuliers.
La pratique supplémentaire de la méditation comme le Zazen favorise grandement la progression sur cette Voie.
Ces modes de pratiques permettent aussi de résoudre le paradoxe que constitue une recherche explicite de concentration. Cette recherche conduit à état contraire de celui cherché. Lorsque la recherche occupe déjà l’esprit celui-ci n’est pas libre et donc la conscience de l’instant présent disparaît par « division du mental ».
Le seul vrai chemin (« Do ») est de pratiquer le plus sérieusement possible, le plus intensément possible, mais sans but, sans recherche particulière donc avec un ego réduit ou maitrisé. Alors seulement l’esprit n’est pas divisé par le « vouloir trouver » ou « conquérir tel ou tel attitude mentale ».
C’est uniquement sous cette forme, dans cette Voie (Do) très semblable à la pratique du Zen, que Mushin, Isshin et Zanshin se développent tout naturellement
Paul Muller Shihan
Octobre 2019