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L’Aïkido dans les sixties

Regarder une démonstration d’Aïkido dans le début des années 60 semblait renseigner parfaitement sur la nature et l’objectif de cette pratique alors toute nouvelle et encore confidentielle.

Que ce fut Nakazono Senseî à Marseille en 62, 63 ou Noro Senseï dans les mêmes années mais dans le Nord Est de la France, il était difficile de ne pas classer l’Aïkido comme art martial ou pratique d’auto-défense.

Les deux Senseïs effectuaient d’ailleurs leurs démonstrations en hakama blanc. (Cf. photo 1). C’était une explosion d’énergie, une impression de puissance et de vitesse très spectaculaires qui peut encore s’apprécier sur les films tournés à l’époque. Noro Senseï allait parfois jusqu’à demander en fin de prestation, si quelqu’un dans le public voulait essayer...

Dans les stages et souvent aussi par continuité dans certaines séances de club, le rythme était aussi soutenu et l’énergie investie aussi importante. Avec le recul, on oserait presque dire que cette débauche compensait peut-être un peu l’absence de sens plus profond et d’une connaissance technique plus fine.

Cette phrase du fondateur : « L’Aïkido c’est Irimi et Atémi » était alors peu connue. 

Mais lorsqu’elle était mise en avant, elle confortait encore un peu plus cet aspect utilitaire voire expéditif dans la défense de soi.

 

Le Riaï, une première approche

La question du sens profond de la discipline avait déjà émergé dans ces années, mais les traductions du mot Aïkido apportaient une réponse d’autant plus convaincante et satisfaisante que les experts parlaient très souvent d'harmonie, d'amour, et d'accueil de l’adversaire. Celui-ci était à présent désigné comme un « partenaire » qui se prête (au moins sur les tatamis ) à la pratique ; Uké devenant Aïte.

C’était certes en contradiction très nette avec le caractère dangereux et parfois « accidentogène » d’un grand nombre de mouvements. Mais la discipline était japonaise, exotique, donc tout était normal !

Si en partant de la définition des deux caractères qui composent RIAÏ, on avait demandé à des pratiquants parmi les plus anciens, à cette époque (2e Dan le plus souvent !), de définir selon eux la notion de Riaï dans l’exécution d’un Shiho Nage par exemple, la réponse aurait été vraisemblablement : « sur la frappe qui te vise, tu esquives (Irimi), tu frappes presque instantanément aussi (Atémi), puis en ramassant le bras ou le poignet tu amplifies le déséquilibre de l’attaquant pour enchaîner sur la technique ».

C’est ça le RIAÏ !

 

Une vision plus précise

Le vocable Riaï se compose effectivement de deux caractères : Ri et Aï.
Le second Kanji est bien connu des Aïkidokas, c’est le premier d’Aïkido.
« Aï » est souvent traduit par harmonie, union, rencontre, coopération, etc.
« Ri » peut se traduire par : « argument », « explication raisonnable », » raison », mais aussi par « vérité », « justice », « loi naturelle »...

Les deux Kanjis accolés forment l’expression Riaï. Mais ce mot ne pourra pas pour autant être simplement traduit par une addition des significations de chaque caractère, ce qui en soi serait déjà difficile à interpréter.

Le sens généralement admis dans le monde du Budo est que le Riaï désigne les principes profonds, transversaux, implicitement en action lors de l’exécution d’une technique.

Comme pour une discipline donnée, toutes les techniques sont supposées véhiculer les mêmes principes, et être construites selon une même structure, le Riaï d’une technique est aussi une caractéristique de la discipline.

Cette définition devrait déjà être à même de satisfaire un grand nombre de pratiquants.

Mais pour certains passionnés, simples pratiquant ou enseignants, qui ne se contentent pas seulement de pratiquer ou d’assurer leurs deux ou trois cours hebdomadaire, mais cherchent à approfondir leur maîtrise et connaissance de la discipline, cela ne suffira pas. Cet approfondissement suppose une véritable entrée progressive et de plus en plus complète dans la culture et l’esprit liés à la discipline.

C’est entre autres cette exigence d’approfondissement qui a guidé tant de passionnés d’Aïkido de France ou d’ailleurs à partir au Japon. Certains, partis à la fin des années 60, sont toujours là-bas !

 

Les principes transversaux

Dans l’Aïkido, le principe fondamental qui prévaut, est cette recherche d’harmonie et de résolution d’une situation conflictuelle en laissant le moins de « traces » possibles de l’affrontement.

« Trace » au sens physique : plus on peut s’extraire d’un combat avec le minimum de dégâts pour chacun (pas de sang, ni blessure grave), mieux cela vaut, car plus la tentation de la vendetta va s’estomper.

Mais aussi « trace » au niveau psychique ou mental : ne pas faire perdre la face à son opposant, ou le moins possible.

Et enfin la « trace » karmique, elle aussi est à éviter ou à minimiser.

Il convient ici de citer Nakazono Senseï dans les stages qu’il animait partout en France et en Europe de 1961 à 1972 :

« Vous marchez tranquillement, une attaque survient brutalement ; vous l’avez sentie, esquivée, éventuellement vous avez même effectué une technique. Tout s’est déroulé très vite, puis vous continuez votre chemin ; votre attaquant, un peu secoué mais sans blessure grave, se demande encore ce qui s’est passé. Il ne s’est rien passé. La pluie continue à tomber et vous poursuivez votre marche! »

C’est la description du détachement, ou du non attachement aux fruits de l’action qui est ici décrite et mise en avant par Nakazono Senseï. A chaque stage presque, nous avions droit à un discourt de ce type.

Il y ajoutait aussi, à chaque fois, des éléments de métaphysique, de religions et aussi et surtout de conseils sur la façon de se nourrir : riz complet, macrobiotique, etc. (Voir note 1).

Mais la clé c’est le détachement. C’est l’attitude idéale recherchée dans notre pratique. Elle a des marqueurs bien précis : la sérénité dans l’action comme dans la non-action, la relaxation dans l’exécution d’une technique ou d’une simple marche, la vigilance ou la présence attentive à tout instant, entre autres.

 

Shiho Nage avec Riaï

Si le Shiho Nage est exécuté avec ces éléments réellement présents, alors on pourra parler d’une action avec un Riaï vécu, vivant et actif.

Pour le Shiho Nage, appliqué sur une attaque au couteau au visage (Tanto en Honte), en Yokomen Uchi par exemple, le pratiquant d’Aïkido est supposé exécuter la parade et l’atémi conjointement pour parer, tout en esquivant et cela en tournant légèrement le corps sur place, puis la main du Tanto étant contrôlée à deux mains, il lui faut amorcer l’entrée en Kiri Age (coupe de bas en haut) suivie du pivot immédiat puis de la coupe en Kesa vers le bas.

Ces diverses phases constituent le Shiho Nage. Elles sont présentes peu ou prou dans toutes les techniques d’Aïkido, et elles représentent, quand elles sont exécutées correctement, l’expression pure du Riaï.

Plutôt que d’exécuter un Shiho Nage, on aurait aussi bien pu parer l’attaque d’une main ou d’un bras, en frappant au visage avec l’autre main ou à la gorge avec le tranchant de la main ou en enfonçant un doigt dans l’œil.... Plus rien à voir avec l’Aïkido alors.

Mais réaliser un Shiho Nage ou un Irimi Nage (même dans une forme très martiale : manchette de l’avant-bras dans la phase terminale de retournement), avec l’instantanéité, la vitesse, la décontraction prévue dans les phases de coupe, c’est l’expression du RiaI de la technique, c’est l’incarnation du principe même de notre discipline : l’utilisation de l’attaque, par un mouvement en harmonie avec celle-ci, puis une conduction du déséquilibre ainsi créé, jusqu’à la chute.

 

La connaissance profonde des techniques selon Nishio Senseï

Nishio Sensei n’a à ma connaissance jamais utilisé le terme de Riaî.

Mais il aimait à dire et à redire que pour comprendre vraiment les techniques d’Aïkido, leur structuration, leur fonctionnement et leur esprit, (et ces éléments font partie du Riaï) il fallait être capable de les réaliser, non seulement à mains nues mais aussi avec Ken et Jo dans les 5 formes qu’il enseignait.

Ces 5 formes sont : la technique à mains nues, la même Ken–Taï -Ken, puis en Jo-Taï- Ken, puis en Ken-No-Te-Biki, et enfin en Jo-No-Te-Biki. (Voir note 2).

A ces cinq formes de travail, il faut ajouter les 15 Katas en Iaïdo Toho, l’école de Nishio Senseï, où chaque Kata de sabre reproduit une technique d’Aïkido. Cf. photo 2 où Nishio Sensei exécute l’entrée 4° Kata de Iaïdo Toho (Zengo Giri) ; celui-ci reproduit complètement Shiho Nage en Aïhanmi Katate Dori.

Toutes ces formes permettent en effet de préciser et d’expliquer, de justifier même, non seulement les divers plans de coupe, mais aussi les positions de mains, les distances, les mécanismes d’entretien du déséquilibre.

Et cette connaissance des éléments constitutifs sous-jacents du Riai d’une technique, permet ensuite la création et la maitrise aisées d’applications non standards ainsi que des Henka Wasa, des Koshi Nage, des Kaïshi Wasa.

 

Un autre point clé des techniques d’Aïkido : l’intuition

C’est la forme évolué de la vigilance. Le développement de l’intuition au travers de la pratique et sa mise en œuvre pour déclencher le mouvement et la parade, font partie intégrante du Riaï.

Impossible d’être en parfaite harmonie avec l’action incidente, l’attaque, si la réaction n’est basée que sur la vision, donc le réflexe.

Chiba Senseï nous a fait travailler, dès 1973 un Kumi Tachi (combat réglé en Ken Taï Ken) très connu, Ki Musubi No Tachi. Ce Kumi Tachi vise à travailler l’intuition, le contact à distance, le contact des Ki. Cf. photo 3, qui illustre la dernière phase de Kimusubi No tachi.

Mais la plupart du temps, cette « intuition » est simplement simulée, le scénario étant connu et intangible.

 

Connaître vraiment

L’ensemble de ces éléments devrait commencer à éclairer le concept de Riaï.

Mais Nakazono Senseï aurait sans aucun doute fustigé cette connaissance analytique et purement intellectuelle.

Pour lui, « connaître un concept, c’est être ce concept ».

Vous connaissez vraiment le Riaï, si tout votre être est son expression dans l’exécution d’une technique.

Il ne parlait pas alors du Riaï mais d’autres notions ou de procédures telles que le Ki, le Kokyu Ryoku, et bien d’autres concepts Japonais parfois très difficiles à cerner.

Pour proposer au final une voie permettant de pratiquer et de développer ces qualités foncières propres à notre discipline qu’on désigne sous le terme de Riaï, sous la surveillance attentive d’un Sensei compétent, la recette est connue :

  • Travailler très régulièrement en réalisant chaque technique comme si c’était la dernière de son existence !
  • Être très présent, très conscient, avec tout son corps et tout son cœur.
  • Transformer ainsi chaque Keiko en une séance de Misogi (exercice de purification Shintoïste) !

C’est le chemin obligé pour transformer un savoir-faire de plus en plus précis en un savoir-être (Shiseï !) qui manifeste la concentration, le détachement et la disponibilité, présents et actifs dans le Riaï de l’action. 

 

Paul Muller

 

Note 1 : A propos des conseils répétés systématiquement par Nakazono Sensei sur la nourriture, dans les années 60, il mettait alors en avant le régime Zen macrobiotique en insistant sur l’utilisation du riz complet bio, des céréales complètes également bio, avec fruits et légumes, mais proposait une suppression quasi complète du sucre et une forte minimisation de la consommation de viande. J’ai suivi les stages Dirigés par Nakazono Senseï dès 1963 et jusqu’à son départ pour les USA en 1972. Mais j’étais directement son élève dans ses deux clubs à Paris de 68 à 71.
Dès 1969, il arrêta de parler de la macrobiotique pour mettre en avant un régime plus naturel basé sur la répartition des dents humaines. Cf. Les Ouvrage du Dr Shinia, gastroentérologue à NY, qui décrit par le menu le même régime. 

Note 2 : L’exécution d’une technique en Ken-No-Te-Biki (« le Ken imite, copie, la main ») suppose que Tori tienne un Ken dans sa main droite, tranchant non tourné vers Uké, ce qui permet à Uké de saisir le poignet droit –en Aïhanmi ou Gyaku Hanmi- pour tenter de maîtriser l’arme. À partir de cette situation, Tori exécute un Shiho Nage ou tout autre mouvement de base.
Jo-No-Te-Biki (« le Jo imite la main ») est le même travail, le Ken étant remplacé par le Jo. C’est un mode de travail très proche de Jo Nage.